mardi 30 août 2016

La boulangerie

Je regrette tellement d’être entré dans cette boulangerie
Un lundi là 19h30 
Déjà quand vous mettez les pieds dans une boulangerie 
où vous êtes le seul client
J’aime mieux vous dire que c’est mauvais signe
Et la fille à la caisse dès qu’elle m’a vu entrer
à commencer à m’énumérer 
de manière théâtrale
ce qui lui restait comme pains
Elle me racontait ça 
comme si elle était Marlon Brando
qui joue Jules César dans le film de Joseph L. Mankiewicz
J’ai choisi une baguette qui m’a semblé la figurante la plus aimable
dans tout ce cirque orchestrée par la boulangère
Puis je l’ai vue passer ses mains dégueulasses
dans ses cheveux dégueulasses
deux fois de suite
avant de s’emparer du pain
sans mettre des gants ou quoi que ce soit
je suis sorti de là complètement dégoûté
Je suis peut-être un peu snob 
- carrément ! -
mais c’était hors de question que je touche à ce pain
même si c’était la dernière baguette disponible sur terre
après que la fille ait essuyé dessus 
ses mains dégueulasses
pleines de filaments de cheveux dégueulasses.
Alors j’ai cherché les canards
J’en avais vu dans le coin
près des bateaux
une famille canard qui se faufilait à côté des bateaux hier vers 16h30
Même que j’avais regretté de n’avoir pas un morceau de pain avec moi
Là j’avais ma baguette
alors j’ai cherché les canards
Je sais l’intention n’est pas très louable de vouloir leur refiler ce pain dégueulasse
mais les canards je crois qu’ils ne font pas trop attention
à partir du moment où tu acceptes de manger du pain mouillé,
qui a trempé dans l’eau,
tu ne fais pas trop attention à l’histoire du pain dans les mains de la boulangère poisseuse
alors j’ai commencé à faire le tour des bateaux
scrutant chaque petite plate bande d’eau à la recherche des canards
et les canards n’y étaient pas du tout
Juste des types et des familles entières sur les pontons de leurs bateaux de plaisance
qui me regardaient m’approcher 
avec curiosité ou sympathie,
ils pensaient que j’étais invité chez quelqu’un
un des bateaux voisins
et que j’apportais le pain pour le dîner.
Il y a même une fille qui m’a fait signe de la main
Elle portait un pull marin, et une queue de cheval,
le genre de jolie blondes qui s’agite toujours dans les tribunes
quand l’équipe de hand ball du Danemark dispute un match
Elle pensait que je venais dîner chez elle
à cause de la baguette
à cause de l’histoire du pain et des canards
mais en fin de compte je m’aperçois que je vais rarement dîner chez les gens
pour la bonne raison que je ne sais jamais à quel moment partir
c’est toujours très embarrassant
il y a un moment où vous voudriez partir de dîner chez les gens
disons vers minuit trente
minuit si vous êtes en métro
mais c’est toujours au moment où il y a quelqu’un pour trouver quelque chose d’intéressant à dire
- entre minuit et minuit trente -
un début d’histoire, une anecdote qui vaut vraiment le coup,
et je n’arrive jamais à saisir l’intervalle dans lequel il y a une porte de sortie
ou alors c’est trop tard et il y a un des deux éléments du couple qui vous reçoit
qui se met à bailler de manière théâtrale
- la fille joue mieux, c’est + délicat -
ce qui est vraiment embarrassant
alors j’essaie toujours d’emboîter le pas à d’autres invités
que je repère dès le début 
pour leur capacité que j’imagine à être des as du savoir à quel moment partir
ou mettre les voiles (si vous dinez sur un bateau)
sans qu’il y ait d’embarras
aussi quand je suis invité seul c’est un véritable calvaire
alors je vais de plus en plus rarement dîner chez les gens
Et si la maîtresse de maison,
ou une amie qui, d’aventure, se rend à ce dîner
me croise par hasard pendant que je fais les cent pas dans le quartier
je baisse les yeux, 
détourne le regard,
et je guette toujours une étendue d’eau
une flaque peut très bien faire l’affaire
et je me mets à chercher
avec toute la bonne conscience du monde
et ma baguette imaginaire sous le bras
la famille des canards.

dimanche 28 août 2016

Sur Paris !

Les gens ont
tellement pris
l’habitude
de se marcher
les uns sur les autres
pour exister
que ça y est
maintenant
c’est entré dans le langage courant
ils disent :
sur Paris
« Tu habites sur Paris ? »
« on se verra quand je serai sur Paris »
alors qu’à moins
de se donner rendez-vous
sur un cheval
de carrousel
on ne dit pas
« sur Paris »
mais
« à Paris ».
Un jour
les chevaux de carrousel
se détacheront
des derniers manèges en ville
on les trouvera gisants
au bord des quais de Seine
ou dans les derniers rêves
ceux des lueurs de l’aube
et même s’il y avait
une sorte de vestiaire obligatoire
où il faudrait chausser des ballerines
avant de se retrouver
« sur » Paris
Ça craquerait de toutes parts n’est-ce pas ?
L’agressivité fleuve
Les périodes de la vie qui ne communiquent pas
Les deux versants de la rencontre
Et la beauté des choses
livrée à l’incompétence des gens.
Ton coeur est-il du bois
dont sont faits les chevaux de carrousel ?
Je m’en veux d’être si fragile parfois
Tout ce que l’on vit se détache de nous
encore pour un tour.

mercredi 24 août 2016

En plein milieu de l'après-midi.

Je me rase en plein milieu de l’après-midi
parce qu’il fait trop chaud pour faire autre chose
et je préfère garder le temps habituel de se raser, 
où il fera plus frais, pour écrire.
Je pense à mon père que l’on peut compter
parmi les victimes de la canicule de 2003
même s’il est parti en septembre.
en août, les types de l’hôpital l’avaient ramené à la maison
sans doute parce qu’il y avait trop de monde là-bas
services, couloirs et personnel, débordés
pas vraiment préparés à affronter la canicule, en 2003.
Alors ils avaient installé le lit de mon père dans le petit salon télé,
là où tant de fois il avait bondi de son canapé
pour suivre et s’exalter à un match de tennis,
de foot, ou à un meeting d’athlétisme.
Maintenant il était cloué,
avec ses tuyaux, sa gorge perforée,
les fils qui lui sortaient des bras
et les maintenaient à l'armature du lit,
dans les starting-block de nulle part.
Ils avaient dit à ma mère de ne pas s'inquiéter,
une fois l’infirmière partie.
Ce soir-là, je n’étais pas rentré chez mes parents,
j’étais à Paris, encore à travailler sur un de ces projets
improbables, dont vous espérez tant et qui au final
ne vous rapporte que des cacahuètes
et qui implique tous ces gens qui en ont rien à foutre de vous faire bosser dans le vide
à chaque fois
j’étais dans ce travail dérisoire
laissant ma mère seule avec le retour de mon père en pleine canicule
et la nuit avait été insupportable
parce que mon père avait commencé à délirer
il racontait qu’il y avait des formes invisibles qui voulaient venir l’enlever
et lui n’était pas du genre à se laisser emmener comme ça
par des ombres qui déboulaient des murs et du plafond,
et ma mère, réveillée dans l'effroi,
avait passé la nuit à essayer
de le stabiliser, de le maintenir,
la nuit à lutter contre sa force démentielle qui tentait de briser
les entraves qui le maintenaient allongé
pour en découdre avec ces formes monstrueuses,
ma mère qui luttait pour que les tuyaux attachés à mon père
ne s’emmêlent pas ou ne se détachent pas d’un trait
dans cette chaleur qui ne retombait pas avec la nuit.
Dès l’aube,
à bout de forces et de nerfs,
elle a appelé l’hôpital
et ils sont venus le chercher
voyage retour en ambulance
le grand luxe
ils ont trouvé de la place malgré les dizaines de personnes qui affluaient par jour en raison de la canicule
et puis il y est resté jusqu’à son grand départ
apaisé je crois
en septembre.
Je pense à tout ça pendant que je me rase,
en plein milieu de l’après-midi,
parce que je veux penser à autre chose quand j’aurais la tête froide,
quand il fera plus frais,
quand je n’aurais pas le visage badigeonné de mousse blanche
pour ne pas que m'atteignent
où que je m’allonge après
auprès de toi
auprès d'une autre
ou auprès de personne
les spectres de la canicule
qui sont venus harceler mon père
alors qu’il était si heureux
d’échapper à l’hôpital
et de rentrer à la maison.

jeudi 4 août 2016

Hope

L’important n’est pas
De rentrer tôt
Ou tard 
Mais du moment déjà
Qu’il fait nuit
Et qu’à l’arrière
La voix de Hope
Sandoval
Sur le dernier titre de Massive Attack
Remplace ou exécute les mots
L’instant n’a plus de limites
Plus de bord
Ni d’attaches
C’est comme une barque
Lancée d’un regard
Sur l’océan tranquille
De la fascination.