Je me rase en plein milieu de l’après-midi
parce qu’il fait trop chaud pour faire autre chose
et je préfère garder le temps habituel de se raser,
où il fera plus frais, pour écrire.
Je pense à mon père que l’on peut compter
parmi les victimes de la canicule de 2003
même s’il est parti en septembre.
en août, les types de l’hôpital l’avaient ramené à la maison
sans doute parce qu’il y avait trop de monde là-bas
services, couloirs et personnel, débordés
pas vraiment préparés à affronter la canicule, en 2003.
Alors ils avaient installé le lit de mon père dans le petit salon télé,
là où tant de fois il avait bondi de son canapé
pour suivre et s’exalter à un match de tennis,
de foot, ou à un meeting d’athlétisme.
Maintenant il était cloué,
avec ses tuyaux, sa gorge perforée,
les fils qui lui sortaient des bras
et les maintenaient à l'armature du lit,
dans les starting-block de nulle part.
Ils avaient dit à ma mère de ne pas s'inquiéter,
une fois l’infirmière partie.
Ce soir-là, je n’étais pas rentré chez mes parents,
j’étais à Paris, encore à travailler sur un de ces projets
improbables, dont vous espérez tant et qui au final
ne vous rapporte que des cacahuètes
et qui implique tous ces gens qui en ont rien à foutre de vous faire bosser dans le vide
à chaque fois
j’étais dans ce travail dérisoire
laissant ma mère seule avec le retour de mon père en pleine canicule
et la nuit avait été insupportable
parce que mon père avait commencé à délirer
il racontait qu’il y avait des formes invisibles qui voulaient venir l’enlever
et lui n’était pas du genre à se laisser emmener comme ça
par des ombres qui déboulaient des murs et du plafond,
et ma mère, réveillée dans l'effroi,
avait passé la nuit à essayer
de le stabiliser, de le maintenir,
la nuit à lutter contre sa force démentielle qui tentait de briser
les entraves qui le maintenaient allongé
pour en découdre avec ces formes monstrueuses,
ma mère qui luttait pour que les tuyaux attachés à mon père
ne s’emmêlent pas ou ne se détachent pas d’un trait
dans cette chaleur qui ne retombait pas avec la nuit.
Dès l’aube,
à bout de forces et de nerfs,
elle a appelé l’hôpital
et ils sont venus le chercher
voyage retour en ambulance
le grand luxe
ils ont trouvé de la place malgré les dizaines de personnes qui affluaient par jour en raison de la canicule
et puis il y est resté jusqu’à son grand départ
apaisé je crois
en septembre.
Je pense à tout ça pendant que je me rase,
en plein milieu de l’après-midi,
parce que je veux penser à autre chose quand j’aurais la tête froide,
quand il fera plus frais,
quand je n’aurais pas le visage badigeonné de mousse blanche
pour ne pas que m'atteignent
où que je m’allonge après
auprès de toi
auprès d'une autre
ou auprès de personne
les spectres de la canicule
qui sont venus harceler mon père
alors qu’il était si heureux
d’échapper à l’hôpital
et de rentrer à la maison.
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